De l’attachement

Selon la doctrine bouddhiste, la souffrance et le sentiment d’insatisfaction (dukkha) sont la résultante des trois poisons que sont le désir, l’aversion et l’ignorance. Le désir renvoie à notre volonté insatiable de possession et à la frustration de ne pas obtenir ce que nous convoitons et « aimons ». L’aversion au contraire nous conduit à rejeter ce que nous n’aimons pas, à exclure et à séparer. Désir et aversion ne sont rendus possibles que par notre ignorance de la nature véritable du monde et des phénomènes, ceux-ci n’ayant fondamentalement pas d’existence propre.

Ces sentiments à la racine de la souffrance, nous les appliquons aux objets que nous percevons avec nos sens. Nos organes captent des signaux que nous identifions et sur lesquels nous appliquons un jugement (positif, négatif ou neutre) conditionné par nos expériences passées. Les jugements positifs font naître le désir et les jugements négatifs l’aversion.

Dans sa pratique, l’amateur de thé utilise de multiples objets (théières, tasses, bols, bouilloires, assiettes, tissus…) avec lesquels se nouent au fil du temps et des infusions des relations parfois très fortes, comme peuvent l’être celles de musiciens avec leur instrument. L’objet se patine à l’usage, le thé se bonifie et s’amplifie grâce à l’utilisation répétée d’une même théière en terre de Yixing, et l’énergie et les sentiments qu’il met dans la préparation l’amateur les transfère graduellement aux objets qu’il manipule ou qui décorent son espace. Il s’y attache progressivement et la perte de l’un d’entre eux (ou la simple idée de le perdre) est source d’angoisse.

Car c’est bien cet attachement, qui s’installe si on n’y prend pas garde, qui nous éloigne de la Voie et qui renforce nos illusions alors que la pratique du thé devrait nous en libérer. L’attitude juste, telle qu’encouragée par le zen, vise une relation sereine aux objets, libre de toute convoitise et de transposition de notre égo. Si l’objet tombe, ce n’est pas une part de moi-même qui se brise. L’objet n’est pas moi et par ailleurs, de par sa nature impermanente, il est amené in fine à disparaître. Plus fondamentalement, l’objet et moi sommes deux phénomènes issus d’une même matrice, produits de conditions et causes multiples, et vers cette même matrice nous retournerons. Bien qu’aujourd’hui de forme distincte, nous sommes tous deux de même nature, sans existence propre et indépendante, unis dans le Tao. Il n’y a en vérité pas d’existence ni de disparition, pas d’objet ni de sujet, il n’y a que transformation des phénomènes, mus par l’énergie cosmique. Tout sentiment de séparation n’est qu’une illusion, un rêve. Si je ne suis pas, que puis-je perdre?

Nombreuses sont les traditions spirituelles qui préconisent le dénuement, voire la pauvreté pour réduire l’attachement aux objets. Traditionnellement le moine bouddhiste possède des vêtements (robe, kesa..), un bol, un rasoir, un nécessaire de couture et un filtre pour ôter les êtres vivants de son eau afin que ni lui ni eux ne soient blessés. Mais cela l’empêche-t-il d’être attaché à ces quelques objets ? Certains ne voient-ils pas dans la robe le symbole d’un statut qui les différencie des autres et les élèvent à un rang supérieur ? D’autres ne refuseraient-ils pas de prêter leur unique bol de peur de le perdre ? Ne peut-on pas penser que certains moines soient plus attachés à leurs quelques possessions qu’un roi à ses palais ?

Il ne convient donc pas nécessairement de se défaire de ses objets ou d’en réduire le nombre pour se libérer de l’attachement que nous avons pour eux. Seule l’attitude juste permet d’y mettre fin, quelque soit la beauté, le prix ou la rareté de ces objets.

Au XVIeme siècle, le seigneur de guerre Hideyoshi fît construire une pièce à thé portable en or, utilisant ainsi une partie du butin récupéré sur ses ennemis. Si Sen No Rikyu a semble-t-il participé à la conception de cette pièce, le luxe de celle-ci s’éloignait drastiquement des principes wabi sabi « simples et sains » enseignés par le célèbre maître. Néanmoins l’ensemble était fonctionnel et raffiné. Les objets de thé , eux-même en or, avaient été confectionnés par les meilleurs artisans et étaient étudiés pour parfaitement jouer leur rôle dans la cérémonie. Néanmoins, la pièce de thé d’Hideyoshi était sévèrement critiquée, non pour manquer de goût puisque l’ensemble était tout à fait harmonieux, mais pour l’argent investi dans l’installation. Alors que la valeur d’un objet de thé réside avant tout dans son efficacité et dans les sentiments qu’il suscite chez l’amateur, c’est l’envie, la jalousie et l’esprit de convoitise qui guidaient les critiques devant toute autre considération. La beauté n’avait plus sa place.

Au contraire l’esprit zen du Chajin, libre de tout attachement, contemple la beauté et loue le travail des artisans. Il apprécie la performance et la fonctionnalité de l’objet de thé mais il ne s’enorgueillit pas de l’utiliser ou de le posséder. Il l’apprécie pour ce qu’il est, pour les émotions que suscitent sa contemplation ou sa manipulation, pour ce qu’il apporte au service. L’esprit non-attaché a la même relation à l’objet qu’à la nature, dont Joanna Macy disait qu’elle « a cette beauté particulière qui ne suscite pas le désir de possession ».

Selon ses préférences, l’amateur de thé possédera de nombreux objets ou se restreindra à ne jouir que de quelques uns. Cela importe peu tant que sa relation aux choses est juste, libérée de l’égo. Et cet esprit ouvert il convient de le cultiver pour pratiquer le thé sans convoitise, sans peur, sans attente de contrepartie. Généreusement. Sereinement.

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